Merlot le merle
Aujourd’hui, pour la première fois j’ai tondu une pelouse qui est la mienne. Avant ça je n’avais tondu que le jardin de mes parents, à Seclin, Nord.
J’ai toujours bien aimé passer la tondeuse. Il fait beau, le ciel est bleu, le soleil brille, je marche tranquillement dans le jardin et ça sent l’herbe fraîchement coupée. Je transpire. Après ça je me sers un verre de sirop à la menthe bien frais.
Souvent je mets même une bouteille d’eau au sirop au congélateur, pour qu’elle soit à moitié gelée quand j’ai fini. Déjà glaçon, mais encore liquide. A part ça, je ne bois jamais de sirop. Uniquement quand je tonds.
Si un jour j’ouvre un magasin de bricolage, je mettrai dans le rayon à côté des tondeuses, des bouteilles de sirop. Des bouteilles de sirop à la menthe. Vertes pelouse.
C’est différent de tondre une pelouse qui est la sienne
C’est comme si je franchissais un palier dans le monde du capitalisme. Dans le rêve américain, les hommes tondent leur pelouse parfaitement droite parfaitement verte, en passant à côté des quelques roses poussant contre une haie en bois à la belle peinture pastel.
Je me suis mis à tondre le jardin en fin de matinée, et quand je me suis arrêté le midi, je m’attendais à trouver sur la table une bouteille de coca et un hamburger. Il n’y en avait pas.
A la place il y avait des lasagnes et de la Suze
Après le repas et quelques verres de Suze, c’est un peu saoul que j’ai terminé de tondre la pelouse. Nous avons acheté une maison qui n’était plus habitée depuis un an, et l’herbe est haute. Très haute. Remplie de mauvaises herbes. De pissenlits et de petites fleurs jaunes et de petites fleurs violettes.
Je dois m’arrêter toutes les deux minutes pour arracher les plus grosses, qui bloquent les lames de la tondeuse, ou alors pour en vider le petit bac.
La tondeuse était là quand nous avons emménagé. Une petite tondeuse électrique rouge, avec marqué dessus Raser. Toute la matinée je l’ai prononcé dans ma tête à l’américaine, Raser, en me disant que ça sonnait bien pour une tondeuse.
Elle ressemble à un jouet de tondeuse en plastique, mais en vraie tondeuse taille réelle.
Après mes arrachages de mauvaises herbes, et mes allers-retours vers le sac poubelle pour vider le bac de la tondeuse, le tout sous un grand gros soleil jaune, jaune ballon de plage en plastique, je me suis rendu compte que Raser, prononcé à l’américaine, ça faisait aussi « raser » en français.
Tout de suite, ça sonnait moins bien. « Raser ».
J’avais l’impression de tondre le dos d’un très très grand monsieur aux longs poils verts.
J’ai fini de tondre la pelouse mais dans notre nouvelle maison nous n’avons pas de sirop à la menthe, puisque la tondeuse était déjà là, et que je n’ai pas eu à aller l’acheter dans mon magasin de bricolage imaginaire, avec bouteilles de sirop tout à côté des tondeuses.
Alors à la place du sirop, je me suis resservi un verre de Suze (pourquoi pas) que j’ai bu assis à l’ombre de l’arbre.
Depuis que la pelouse est tondue, un merle vient s’y poser.
Il habite dans l’arbuste au fond du jardin. Près de la porte en métal dont nous n’avons pas la clé. Il a l’air tout perdu. Hier tranquillement il est allé se coucher, et aujourd’hui voilà que son monde n’est plus du tout le même. Il a complètement changé. Plus rien n’est pareil.
Alors maintenant le voilà qui se promène dans le jardin en regardant dans tous les sens, en zigzaguant comme un poivrot le soir de la fête de la musique.
Fanny l’a appelé Merlot.
C’est notre merle.
Notre merle Merlot.
Depuis des heures, il se pose, fait quelques pas, mange un vers de terre et s’envole à nouveau. Repart vers l’arbuste. L’arbuste à côté de la porte sans clé.
J’espère qu’il ne va pas trop manger. Qu’il ne va pas devenir si lourd qu’il ne pourra plus voler. J’espère qu’il ne va pas devenir trop gros, Merlot.